Méditation pour le 3ème dimanche de
Pâques C
Il y a des
questions qui écrasent et d’autres qui libèrent.
Des questions qui font plier
le genou et courber l’échine et d’autres qui, comme des braises dans la nuit,
viennent soudain nous réchauffer le cœur et nous remettre debout.
Le Christ ressuscité qui, au
petit matin, apparaît à ses disciples sur les rives du lac de Tibériade est
porteur d’une de ces interrogations redoutables, une de ces questions de
feu :
« Simon, Fils de Jean,
m’aimes-tu ? »
Cette question, Simon Pierre
commence par la recevoir comme une gigantesque gifle, un grand coup de point
dans l’estomac.
Lui, le proche parmi les
proches, l’ami des premières heures, sait bien qu’il est devenu en quelques minutes
de faiblesse, un renégat, un infidèle, un lâche littéralement bouffé par la
trouille…
Trois fois ! Trois fois,
il a laissé tomber son Maître ; trois fois, en ce vendredi funeste, il
s’est défilé, débiné, carapaté, affirmant qu’il ne connaissait pas cet
homme ; trois fois, il a piteusement menti pour sauver sa peau, sa pauvre
peau de pécheur, cette vie qui, aujourd’hui, ressemble à ce filet de pêche
désespérément vide !
Après avoir, tant de fois,
prêché brillamment l’amour, le don de soi, la conversion, il est, au moment
décisif, lui aussi retombé dans le bourbier d’une humanité trop humaine, trop
étriquée, trop peureuse…
Et Jésus, par trois fois,
insiste et repose la même lancinante question : « Simon, fils de
Jean, m’aimes-tu ? »
Interrogation assassine ?
Verdict sans appel ?
Condamnation sans
retour ?
Manière de bien lui maintenir
la tête sous l’eau de la culpabilité ou, au contraire, main tendue à un homme
qui se noie ?
Lueur de l’aube sur la barque
d’une vie qui tangue dangereusement dans la nuit ?
Peu à peu, alors que le jour
se lève sur les rives du lac, Pierre comprend que la triple question de Jésus,
bien loin de le condamner, vient au contraire laver et pardonner son triple
reniement. Briser le venin de la
culpabilité.
En mangeant le pain et les
poissons préparés par Jésus, Pierre se restaure, dans tous les sens du
terme : il se nourrit et se remet debout.
Voici, donné en quelques
gestes, le sens de toute eucharistie, restauration pleine et entière du corps
et du cœur.
Et soudain, le reniement de
Pierre, sa trahison, deviennent pour les disciples, pour tous les croyants,
pour nous toutes et nous tous aujourd’hui, paradoxalement comme une porte qui
s’entrebâille, une pierre qu’on roule pour ouvrir un tombeau…
Car, comme Pierre, nous
sommes, nous aussi, si souvent des
renégats !
La vérité, la terrible
vérité, c’est, en effet, que la plupart du temps, à la question de Jésus, nous
répondons, par nos silences, notre mutisme, nos aveuglements, notre
narcissisme : « Non, Seigneur, je ne t’aime pas ! »
Nous avons tellement d’autres
choses à faire, tellement d’autres préoccupations, d’autres priorités, d’autres
urgences.
Dieu, à la table de notre
cœur est, si souvent, le dernier servi !
Avec un peu de lucidité, nous
savons bien que nous ne sommes la plupart du temps que des intermittents de la
foi, des croyants mal croyant, des mécréants !
La trahison de Pierre, notre
trahison sans cesse réitérée, est comme une vive blessure inscrite au plus
profond de notre humanité.
Nous voudrions aimer, mais
nous refusons si souvent d’en payer le prix !
Nous voudrions donner et nous
donner, et nous nous protégeons, nous nous gardons bien à l’abri !
Nous voudrions croire en ce
Dieu dont nous avons joyeusement fêté, il y a deux semaines, la Résurrection,
mais nous restons si souvent enfermés dans cet entre-deux qui sépare le
Vendredi saint et le matin de Pâques, un pied dans le tombeau et l’autre
mollement tendu vers les rives de la Vie.
Nous sommes peut-être des
pratiquants, nous avons sans doute, comme on dit, un peu de pieuse « religion »,
mais sommes-nous vraiment ces « aimants » que le Christ nous invite à
être ?
Sa question :
« m’aimes-tu ? » nous l’entendons en fait toute la
journée !
C’est l’enfant, l’adolescent
qui la pose à sa mère et à son père.
Ce sont les parents qui la
posent à leurs enfants.
C’est l’amoureuse qui la pose
à son amoureux, et réciproquement.
C’est ce SDF qui vient me
tendre la main, et qui, dans le métro, me dérange.
C’est ce réfugié anonyme dont
je regarde la détresse sur mon écran de télévision.
C’est ce collègue de travail
dont je sens qu’il aurait peut-être besoin d’aide et d’écoute.
C’est ce couple d’amis dont
je perçois que le mariage est en train de tanguer.
C’est ce vieux voisin qui, à
deux pas de moi, crève de solitude.
Oui, à
chaque coin de rue de notre journée, le Christ est là qui nous regarde et nous
interroge : « m’aimes-tu ? »
« Vas-tu enfin te
décentrer pour écouter l’autre, l’entendre vraiment, le rejoindre vraiment,
prendre vraiment du temps pour lui, te donner à lui, à elle, sans compter, avec
douceur, tendresse et patience ?»
Oui, il faut
nous interroger : sommes-nous réellement capables de répondre à Jésus, les
yeux dans les yeux, sans ciller : « Oui, Seigneur, je t’aime et tu le
sais ! »
Pierre nous ouvre une porte
car il nous fait découvrir que, pour oser prononcer cette phrase « Oui,
Seigneur, je t’aime ! », il nous faut d’abord passer par l’aveu de
notre faiblesse : « Non, Seigneur, je ne t’aime pas assez et c’est en
osant te l’avouer que je te donne la possibilité de m’ouvrir les bras et de me restaurer ».
Oui, il nous
faut, à tous les sens du terme, nous laisser « restaurer » par le
Christ. Le laisser venir, au travers des
interrogations, des attentes de celles et ceux dont nous partageons
l’existence, nous murmurer à l’oreille du cœur :
« M’aimes-tu ? »
Alors, le reconnaissant
derrière le visage de celles et ceux dont nous partageons la route, nous
pourrons, comme les disciples, crier joyeusement : « C’est le
Seigneur » et nous jeter à l’eau pour le rejoindre ! Les rejoindre !