Nous sommes souvent comme des
instruments de musique « désaccordés ».
Et vivre le Carême, c’est,
peut-être, laisser le Christ jouer en nous le rôle de l’accordeur afin que Dieu
puisse interpréter en nous sa « petite musique intérieure »…
Oui, ce temps de Carême est
l’occasion pour nous de rechercher l’accord avec Dieu, de trouver auprès de lui
le ton juste, comme on règle un instrument de musique un peu rétif sur le
diapason de l’Esprit.
Mais comment faire ?
Il y a dans les lectures
bibliques de ce second dimanche de Carême, des pistes pour nous.
Commençons par regarder
Abraham dont la liturgie de ce dimanche nous fait entendre le récit.
Abraham n’est plus tout
jeune. Il pourrait s’arrêter, battre en retraite, se replier, aigri et ronchon,
sur sa tristesse de ne pas avoir eu d’enfant.
Mais lorsque Dieu lui parle,
il écoute : « Va, quitte ton
pays, va vers la Terre que je t’indiquerai ».
Abraham n’hésite pas :
il quitte sa ville natale d’Our en Chaldée et se met en route vers le pays que
Dieu lui promet.
Il part, il se fait nomade,
voyageur, d’abord vers le Nord, en longeant les eaux colorées de l’Euphrate,
puis vers le Sud jusqu’à la terre de Canaan.
Si le nomadisme était à
l’époque une forme assez courante de vie pour ces populations d’éleveurs et de
bergers, il est aussi, dans la Bible, un modèle d’attitude spirituelle. C’est parce qu’il aura fait un long
déplacement, non pas tant géographique que spirituel, qu’Abraham verra enfin sa
femme porter l’enfant tant espéré.
Il n’y a pas de fécondité
humaine et spirituelle sans mise en route !
Les pèlerins qui marchent
vers Compostelle le découvrent progressivement : l’essentiel n’est pas
d’atteindre le but final. L’essentiel se joue dans la marche elle-même qui
déplace en nos cœurs les perspectives, dénoue les blocages et déverrouille
l’horizon intérieur.
Lorsqu’il appelle Abraham,
Dieu lui dit littéralement :
« Va vers toi-même ».
Autrement dit, comprend que
le seul véritable déplacement qui compte est intérieur. Cette terre de Canaan à
laquelle tu aspires, elle est en toi, et tu ne l’atteindras qu’à la condition
de « quitter » ta terre natale, c’est à dire le lieu de tes
certitudes, de tes enfermements, la mauvaise terre de cet ego narcissique qui
prend en toi toute la place et qui m’empêche, moi, ton Dieu, de respirer en
toi…
« Où cours-tu donc ?, interroge Angelus Silesius, un grand
mystique rhénan du 17ème siècle. Le
ciel est en toi, et le chercher ailleurs, c’est le manquer toujours »…
Regardons donc comment, en ce
temps béni du Carême, nous pouvons nous aussi « quitter » notre « pays »,
sortir de nos habitudes, de nos schémas de pensée, de nos relations médiocres,
de nos amours fatigués, de nos ambitions dévorantes, de nos indisponibilités chroniques,
de nos volontés de pouvoir, d’avoir et de savoir pour répondre enfin à la
petite musique intérieure qui murmure en nous. Cette voix de « fin
silence » qu’évoque le prophète Elie, et qui nous appelle à la
« mutation intérieure », à cette « Transfiguration »
qu’évoque l’Évangile.
Qu’ont réellement
« vu » Pierre, Jacques et Jean sur la montagne le jour de cette
Transfiguration ? Mystère !
Ce qui est certain, c’est
qu’ils ont fait une expérience spirituelle tout à fait exceptionnelle.
Devant cette vision
époustouflante, renversante et bouleversante, les disciples ont le cœur brûlant
de joie. Il sont – passez-moi l’expression – littéralement
« scotchés » !
Alors, ils ont un réflexe
bien humain : puisqu’ils sont si bien sur cette montagne, ils ont envie
d’y rester toujours.
« Dressons trois tentes » dit Pierre à Jésus.
Autrement dit,
installons-nous, restons en place, ne bougeons surtout plus, bien peinard,
spirituellement peinard !
Mais le Christ,
immédiatement, contrecarre ce projet car planter trois tentes ce serait, tout
simplement, se « planter » !
Se « planter »
spirituellement !
De fait, les disciples n’ont
rien compris au film !
Ils oublient que le lieu où
Dieu les attend, ce n’est pas la montagne de l’extraordinaire, mais la vallée
de l’ordinaire !
Là-bas, dans l’en bas, dans
le très bas du quotidien des jours où les hommes triment, travaillent,
souffrent, cherchent un sens, tentent d’aimer et de chercher le bonheur…
Les disciples oublient qu’une
expérience spirituelle forte n’est chrétienne que dans la mesure où,
immédiatement, elle nous renvoie vers le monde.
C’est même un vrai critère de
discernement : une vie spirituelle qui nous laisserait « scotchés »
indéfiniment dans l’oratoire, devant l’icône ou à genoux devant le saint
sacrement ne serait pas chrétienne car ce serait oublier que c’est en l’homme,
et particulièrement en celui qui souffre, que Dieu habite et nous attend.
Que le tabernacle de sa
« présence réelle » c’est l’homme ! Que le lieu de nos
agenouillements, c’est l’homme !
Même les carmélites les plus
contemplatives savent cela !
Avouons que nous avons
parfois la même tentation que les disciples.
Rester à l’abri, entre nous,
entre chrétiens, entre gens de la même foi, du même milieu, des mêmes
« valeurs »…
Comme les disciples, nous
rêvons de dresser un chapiteau tout confort et climatisé où nous serions enfin
protégés d’un monde qui nous fait peur.
Nous avons parfois, nous
autres chrétiens minoritaires, la tentation du repli identitaire, pour nous,
pour nos enfants.
Nos communautés chrétiennes
sont parfois prises par le syndrome du « village gaulois assiégé »
qui rêve de rester hors du temps, loin des prétendues
« contaminations » du temps, en rêvant parfois de revenir « au
temps d’avant »…
Mais l’entre soi, Frères et
Sœurs, n’est tout simplement pas chrétien !
Que fait le Christ ?
Juste après la
Transfiguration, il tourne déjà son regard vers la vallée, vers le monde, vers
la ville, vers la société des hommes. Car il sait que son Père ne l’attend pas
ailleurs, ne nous attend pas ailleurs, qu’au cœur de ce monde.
Oui, il nous faut
continuellement « redescendre de la montagne », revenir au cœur de la
vie des hommes et des femmes de ce temps, entrer en dialogue avec eux, les
écouter, même, et peut-être surtout, s’ils sont différents. Ne pas chercher
d’abord à les convertir, mais prendre le temps d’écouter leur vie…
Notre évangile donne une précision
importante : il est dit qu’après la Transfiguration, Jésus s’approche de
ses disciples et les « touche ». Comme s’il voulait les réveiller,
les remettre en route vers la vallée des hommes.
Alors, nous aussi, en ce
temps de Carême, laissons-nous toucher par le Christ, c’est à dire,
laissons-nous émouvoir par lui, ce qui étymologiquement signifie nous laisser
mettre en mouvement par lui, déplacer par lui, dérouter par lui, entraîner par
lui vers toutes les « vallées » où résonnent les urgences humaines…
Il n’y a pas d’autre manière
de « monter » vers Pâques que de « descendre » vers
l’homme…