8.2.14

Donner du sel...


Méditation pour ce dimanche  9 février
5ème Dimanche T.0. A

« Ne te dérobe pas à ton semblable ».
Dans la première lecture que nous venons d’entendre, le prophète met les choses au point sans trop s’embarrasser de diplomatie.
On pourrait dire, et avec tout le respect que je lui dois, qu’Isaïe pousse un « sacré coup de gueule » !  

Nous sommes à la fin du 6ème siècle avant Jésus Christ.
Après une longue et douloureuse période de déportation à Babylone, le peuple hébreu est enfin de retour dans sa « terre promise ».

Les gens sont heureux d’être libérés mais avant tout préoccupés de « refaire leur vie », de retrouver leur confort, leur place dans la société, de réussir, de « faire carrière »… Cette fringale ne s’encombre pas trop d’attention aux autres ni même à Dieu.

Lorsqu’ils étaient déportés à Babylone, les gens ont beaucoup prié et crié vers le ciel pour leur libération. Maintenant qu’ils sont libres, leur vigueur spirituelle s’émousse et se fatigue.

Comme si leur soudaine liberté les plongeait dans une autre forme de prison, matérielle et égocentrique.

A Jérusalem, les gens pratiquent pieusement leur religion, s’inclinent, s’agenouillent, se prosternent, font de longues prières, pratiquent le jeûne avec l’espoir d’obtenir du ciel un bon « retour sur investissement » !

Mais dès qu’ils quittent les liturgies, ils continuent de se déchirer allègrement, de se battre sans vergogne pour obtenir les meilleures places, un maximum d’argent, écrasent les autres pour faire triompher leurs idées…

Remarquez, en ce domaine, l’époque n’a pas vraiment changé !

Alors Isaïe se met en rogne. Il pique une « sainte colère ».
Quelques lignes avant notre texte d’aujourd’hui, le prophète n’y va pas de main morte !
Je le cite : « Le jour de votre jeûne, vous savez tomber sur la bonne affaire, et tous vos gens de peine, vous les brutalisez ! Vous jeûnez tout en cherchant querelle et dispute, et en frappant du poing méchamment ».

On pourrait, à première lecture, se dire qu’Isaïe leur fait la morale, qu’il se contente de leur tirer fortement les oreilles.  
Mais l’enjeu est bien plus profond que cela.
Il y va, pour le prophète, de l’identité même du croyant.

Isaïe sait bien que nous passons notre vie à nous dérober, à nous désister. Nous voudrions, comme il nous y invite, partager le pain « avec celui qui a faim », recueillir « le malheureux sans abri », couvrir « l’homme sans vêtement », bref, aimer notre semblable mais nous ne le faisons pas, ou si peu.

Car notre « semblable » demeure pour nous, le plus souvent, un « autre », ce « différent » que nous laissons piétiner à la périphérie de nos vies.

Quel chemin prends-tu pour faire de l’autre ton semblable ?

Telle est l’urgente question que le Christ nous pose aujourd’hui.

Mais qui est mon « semblable » ?
Un autre moi-même ?
Un autre à qui j’impose d’être « comme moi » ?
De vivre « comme moi » ?
De penser « comme moi » ?
De prier « comme moi » ?
D’aimer « comme moi » ?
D’avoir les même valeurs que moi ?
Un autre à qui je dénie le droit d’être autre ?

Non ! Mon « semblable » n’est pas celui qui me ressemble, ma copie narcissique et rassurante dans le miroir, mais celui qui, comme moi, est à la ressemblance de Dieu.

Mon « semblable » est mon « semblable » parce que, comme moi, il est enfant de Dieu, fils ou fille à chaque fois unique du Père… Sa différence, c’est Dieu qui me la donne, comme un cadeau fragile…

Parce que l’autre a toujours quelque chose à me dire de la part de Dieu !

Croire, c’est tenter de se faire semblable à l’amour de Dieu qui regarde chaque « autre » comme le lieu de sa présence et de sa transfiguration…

Croire, c’est donc vivre un perpétuel déplacement, un perpétuel exode qui me sort de moi-même pour me faire avancer vers la Terre Promise de l’autre. Même si la « terre » de l’autre me déroute, me met mal à l’aise, suscite un premier réflexe de rejet…

La foi chrétienne ne fait pas de la main tendue à l’autre une simple « bonne action » ; elle fait de cette main tendue la condition même de notre identité de chrétien, en quelque sorte la « carte génétique », le « disque dur »  de notre identité de disciple du Christ.

Alors, il faut nous interroger, Frères et Sœurs : en tant que chrétiens, que donnons-nous à voir du Christ à nos semblables ?
Quelle image de l’Évangile faisons-nous, à travers nos vies, voir au monde ?

L’Évangile nous dit que nous avons à être le « sel de la terre ».

Le sel à cette particularité que, pour donner du goût, il doit se fondre dans la nourriture, devenir invisible pour exister vraiment, pour donner toute sa saveur. Un peu comme cette hostie que nous allons manger dans quelques instants…

N’avons-nous pas parfois, dans nos sociétés où le christianisme semble un peu essoufflé et parfois malmené, peur de nous dissoudre, de disparaître ?
N’avons-nous pas parfois la tentation de nous figer, de rester en bloc de sel, d’avoir peur de nous mouiller, de refuser notre vocation qui est d’aller justement nous enfouir dans la pâte humaine ?

Et comment allions-nous notre vocation à être à la foi la lumière qui se voit sur la montagne et le sel qui se dissout pour donner du goût au monde ?

Par nos actes, nos paroles, nos engagements, nous donnons à voir une petite parcelle du visage du Christ, nous participons à l’incarnation du Christ en ce monde.

Un monde dont il ne nous faut pas d’abord nous défier, mais aimer. Ce qui, bien évidemment, ne veut pas dire tout accepter de lui !

Un monde où particulièrement les pauvres, les blessés de toutes sortes  nous attendent et espèrent notre main tendue.

A l’heure où nous nous apprêtons à fêter le 60ème anniversaire de l’appel de l’Abbé Pierre à s’insurger contre la misère, à quand, Frères et Sœurs, l’immense, la gigantesque « Manif pour tous » contre la pauvreté, la précarité, le mal logement ?

« Nous sommes, vient de déclarer le pape François,  appelés à regarder la misère de nos frères, à la toucher, à la prendre sur nous et à œuvrer concrètement pour la soulager… »

Oui, nous sommes le visage du Christ en ce monde.
Quel visage lui donnons-nous ?
Est-ce celui d’un Dieu de miséricorde, de compassion, d’écoute, le Jésus de la Samaritaine, du collecteur d’impôts et de la femme adultère ?

Veillons à ne pas projeter sur le monde une caricature du visage de Dieu…

François Mauriac écrit quelque part : « Si vous êtes un ami du Christ, plusieurs se réchaufferont à ce feu, prendront leur part à cette lumière. Et le jour où vous ne brûlerez plus d’amour, beaucoup d’autres mourront de froid ».